Au commencement du monde, Ñaniñinen, l'Esprit-Créateur, avait conçu le Ciel, la Terre et le monde souterrain. Il en avait brossé les grandes lignes et ne s'était pas embarrassé des détails. Certains prétendent que sa création est mal faite car il aurait bâclé ce harassant travail tant il avait hâte d'aller se reposer avec sa femme céleste au Pays d'En Haut. Et là, il aimerait, paraît-il, jouer avec elle toutes sortes de jeux divins propres à maintenir l'harmonie des mondes.
Des initiés affirment qu'en réalité il aurait agi avec une grande sagesse et une infinie bienveillance. Il créa en effet Kujkynnjaku, Grand-Père Corbeau, qu'il plaça sur la terre avec la responsabilité d'y achever sa création. Et il lui confia quelques-uns de ses pouvoirs. L'Esprit-Créateur aurait donc agi comme un bon père qui souhaite que ses enfants deviennent responsables et trouvent leur propre chemin dans le grand jeu de sa création. Un pari fou. Mais ce qui ravirait le plus le Créateur, ce serait justement d'être surpris par ses créatures, pour le meilleur et pour le pire. Histoire de ne pas s'ennuyer.
Kujkynnjaku fut donc tout à la fois le premier animal, le premier homme et le premier chaman. Sa tâche était colossale car la terre était encore invivable. Grand-Père-Corbeau dut la remodeler, y creuser des vallées pour drainer les eaux, aplanir de grandes surfaces pour que lui et ses descendants, les hommes, puissent se déplacer et s'établir plus aisément. Il dut aussi percer avec son bec le grand dôme du ciel afin que la lumière d'en haut éclaire et réchauffe le monde d'ici-bas. Les petits trous sont les étoiles, les deux plus grands, la Lune et le Soleil. C'est aussi lui qui enseigna aux hommes comment survivre, chasser, se chauffer, construire sa yarangue, sa tente d'été, ou sa hutte d'hiver, sur le modèle du cosmos.
Mais Ñaniñinen, le Grand Esprit, n'avait pas donné tous ses secrets à Kujkynnjaku qui, souvent, s'en rendait compte à ses dépens.
Depuis des jours et des jours, la pluie ne cessait de tomber. La terre était boueuse, toutes les affaires de Grand-père-Corbeau et de ses enfants étaient mouillées. Leurs habitations semi-enterrées étaient inondées, les provisions commençaient à moisir.
- Je ne sais pas à quoi joue là-haut le Créateur, ronchonna Kujkynnjaku. Il faut que j'aille voir ce qu'il fabrique. Il enfila son manteau de plume et s'envola. Il passa par un trou dans le ciel et atterrit tout trempé près de la maison céleste de Ñaniñinen. Un grand vacarme en sortait, pareil à des coups de tonnerre Mais quand le Corbeau s'en approcha, le barouf cessa et la pluie aussi. Il regarda par le trou à fumée et aperçut le Grand Esprit qui semblait somnoler près de son épouse, Femme-Nuage. N'osant pas les déranger, et comme il s'était arrêter de pleuvoir, Kujkynnjaku fit demi-tour. Mais à peine avait-il fait quelques pas que la pluie recommença avec le tapage. Il s'approcha de nouveau de la maison et le barouf s'arrêta.
- C'est toi, Kujkynnjaku ? Entre, dit le Créateur omniscient.
Grand-Père Corbeau descendit par le trou à fumée dans la maison céleste.
- C'est gentil de nous rendre visite. As-tu besoin de quelque chose ?
- Je ne sais pas ce qu'il se passe mais il pleut tout le temps sur la Terre. Un vrai déluge ! C'est insupportable. Tout est mouillé et en train de pourrir. Si ça continue, tout sera noyé.
- Ah bon ? répondit sur un ton innocent Ñaniñinen. C'est bizarre ça ! Il doit y avoir quelque chose de détraqué.
- Oui, c'est vraiment bizarre. Et quand il pleut, on entend du raffut qui semble sortir d'ici.
- Tiens, quelle curieuse coïncidence ! Serait-ce le couvercle de la marmite quand elle bout ? Ou bien quand ma femme fait la vaisselle ? C'est sûrement ça. Elle doit utiliser trop d'eau et avec tous ces trous que tu as faits dans le ciel, c'est devenu une vraie passoire ! Chérie, utilise moins d'eau à l'avenir, tu inondes les voisins du dessous !
- Bon, merci pour les explications et excusez-moi du dérangement.
Corbeau s'envola par le trou à fumée et s'éloigna à grands pas tout en réfléchissant, les ailes croisées dans le dos :
- Le Créateur me cache quelque chose. Il faut absolument que je surprenne son secret.
A peine s'était -il éloigné que le tintamarre reprit avec la pluie.
Kujkynnjaku se changea en moucheron pour tromper la clairvoyance du Grand Esprit et pénétra incognito dans la demeure céleste. Il vit alors Ñaniñinen jouer d'un tambour ovale. Il n'en crut pas ses yeux quand il s'approcha et découvrit que le Créateur se servait de son pénis en guise de baguette pour frapper une peau tendue sur la vulve de sa femme. Et du sexe de Femme-Nuage s'échappait un ruisseau qui s'écoulait par les trous du ciel. Le couple divin semblait y prendre un plaisir extrême. Voila donc pourquoi la pluie ne cessait pas.
- Il faut absolument que j'arrête ça, se dit Corbeau.
Il provoqua des incantations. Le Créateur et sa femme finirent par sombrer dans un profond sommeil. Kujkynnjaku reprit sa forme de Corbeau, cisailla d'un coup de bec le pénis et découpa la vulve qu'il suspendit ensuite au-dessus du foyer, de façon à les faire sécher. Il activa le feu et reprit son apparence de moucheron afin de vérifier si son plan fonctionnait.
Quand le couple céleste se réveilla, quelle ne fut pas leur surprise de voir pendre leurs sexes au-dessus de l'âtre !
- Ah, s'écria le Créateur, voilà encore un tour de Corbeau !
Il décrocha son pénis qui ressemblait maintenant à une saucisse et la vulve de sa femme qui était toute sèche. Il se remit aussitôt à battre du tambour, mais le son n'était plus le même. C'était beaucoup plus aigu, plu sec, quoi. Et l'eau ne coulait plus. Au contraire, les battements du tambour chassaient les nuages. Le couple divin trouva ça moins agréable et finit par se lasser. Chacun remit son sexe à sa place,. Au bout de quelques jours, ceux-ci avaient retrouvé leur humidité naturelle et le Créateur se remit à battre du tambour pour son plus grand bonheur et celui de Femme-Nuage. De nouveau ce fut le déluge sur la Terre.
Corbeau remonta dans le ciel refaire son opération magique et la pluie cessa quelques temps. Tous les deux ou trois jours il devait recommencer. Il finit par en avoir assez de tous ces allers-retours. Alors il eut l'idée de fabriquer une réplique du tambour du Créateur pour pouvoir réguler d'en bas la météo divine. Quand il pleuvait, il chauffait son tambour et la sonorité aiguë chassait les nuages. et quand c'était la sécheresse, parce que les parents célestes avaient une baisse de libido, il remettait peau et pilon en place pour les réhydrater. Le premier tambour fut donc la première climatisation !
Corbeau, le chamane primordial, lui découvrit aussi d'autres propriétés. Il en fit le premier véhicule pour voler dans les airs et aller d'un monde à l'autre. C'était moins fatigant qu'à tire-d'aile. Il avait aussi la vertu de chasser les mauvais esprits.
Voilà comment est né le premier tambour chamanique, qui à l'origine était ovale. Bien sûr, les chamanes d'aujourd'hui, moins puissants que ceux d'autrefois, ne peuvent couper leur sexe et le recoller à volonté. Ils se contentent d'imitations en bois et en peaux animales. A moins que certains ne nous cachent encore des choses dans des rites très secrets..."
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